Le journal intime de Leonard Bernstein
A la fin du mois de novembre 2024, France Musique diffusait une nouvelle série d’émissions en sept épisodes, intitulée « Le journal intime de Leonard Bernstein ». Dès le début de la série, j’ai été très ému. En écoutant chaque épisode, présenté par la voix formidable de l’acteur Charles Berling incarnant Bernstein, j’ai découvert que de nombreux événements survenus au cours de la vie du célèbre musicien depuis son enfance se sont produits également dans ma vie à moi, avec une grande différence tout de même : lui, il était vraiment génial, surdoué, doté d’un talent fou, d’une intelligence supérieure et d’une sensibilité extrême, tandis que dans mon cas, je suis quelqu’un de plus ou moins « normal » …
Le merveilleux compositeur et chef d’orchestre qu’était Leonard Bernstein a révolutionné, dans son style très personnel, la réception de la musique classique en son temps, avec une approche nouvelle, ouverte, décomplexée et surtout démocratique. Ses présentations de la musique classique à la télévision pour la jeunesse continuent encore à nous émerveiller.
Bernstein a grandi et a fait ses études à Boston, puis à New York et à Philadelphie, aux Etats-Unis, et non à Buenos Aires, en Argentine, comme ce fut mon cas. Il a rencontré dans son pays les plus grands musiciens de son temps, et son talent était une évidence pour tous ceux qui l’ont croisé.
Ce sont ses origines, communes avec les miennes, sa culture ashkénaze, hébraïque, sa judéité de portée universelle, qui me rapprochent de lui, son hyper-sensibilité pour la musique de Mahler, que je partage complètement, toutefois sans en avoir le génie, le talent et la sensibilité extrême de l’interprète génial qu’il a été…
Comme lui, j’ai appris, depuis tout jeune, l’hébreu et la religion juive de mes origines. Comme lui, j’ai eu un père qui me disait qu’il fallait trouver un « vrai métier » pour ne pas devenir un klezmer[1]. Comme lui, j’ai découvert une musique sublime à la synagogue. Et comme lui, je me suis passionné par les plus belles musiques du répertoire classique de concert, à commencer par la Rhapsodie in blue de Gershwin, qu’il jouait et dirigeait avec une aisance inégalée.
Come lui, je joue du piano, mais pas aussi bien que lui ; comme lui, je dirige, mais pas aussi bien lui ; et comme lui, je compose, mais pas avec autant de génie que lui. Je l’ai fait à ma manière, modestement, avec mes limites et avec les limites que m’imposait mon entourage lorsque j’étais jeune enfant et que je cherchais ma voie. C’est ainsi que j’admire profondément l’homme, l’artiste, le musicien complet, l’homme de culture et d’humanisme, le créateur et l’interprète génial qu’il était.
J’ai failli le rencontrer en 1988, lorsque je me suis inscrit pour suivre le stage d’été à Tanglewood, le camp musical de l’Orchestre de Boston, où il donné de master-class pour des jeunes chefs d’orchestre venus du monde entier.
Une amie musicienne américaine que j’avais rencontrée en Argentine lors de master-class de musique de chambre qu’elle était venue donner à Buenos Aires, le connaissait. Elle m’avait encouragé à m’inscrire à ce stage prestigieux, sachant que je venais de partir à Paris pour suivre des études de perfectionnement en direction d’orchestre, suite à ma graduation dans la discipline à l’Université de La Plata, en Argentine. C’est alors que je me suis fait filmer lors d’une audition d’élèves au Conservatoire de Rueil-Malmaison, où je suivais ma formation, afin d’envoyer la cassette-vidéo VHS demandée par les organisateurs du stage d’été pour procéder à la sélection des candidats.
Le hasard le plus complet a voulu que l’extrait choisi par mon professeur français de l’époque, Gérard Devos, pour que je dirige lors de cette première audition d’élèves de l’année soit justement le mouvement lent, le si célèbre Adagietto de la 5e Symphonie de Gustav Mahler ! Ce magnifique morceau, rendu mondialement célèbre grâce au film Mort à Venise, relatant des épisodes de la vie de Mahler, est d’une extrême beauté, mêlant le son éthéré de la harpe aux cordes de l’orchestre symphonique dans un élan impressionnant de poésie et d’expression musicale. J’ai donc préparé et dirigé cette musique par cœur, tel qu’était l’usage dans les cours de direction à l’époque, puis j’ai envoyé la vidéo à Boston.
Quelque temps plus tard j’ai reçu une réponse à ma candidature, me précisant que j’avais été admis, mais seulement en qualité d’auditeur, et que je n’allais pas diriger l’orchestre pour recevoir les conseils de Bernstein. Le nombre réduit de places pour les participants actifs donnait, bien entendu, la priorité aux meilleurs élèves de l’époque de chefs tels que Claudio Abbado ou Seiji Osawa. C’est ce que m’a rapporté mon amie, Lory Wallfish, qui s’était renseignée sur les critères de sélection des candidats.
Étant déçu et surtout plein d’énergie et d’envie de faire mieux que de passer quelques semaines dans un camp d’été près de Boston à ne pas diriger, j’ai postulé immédiatement pour un autre stage d’été de cinq semaines à Vienne, organisé par la Hochschule de la capitale autrichienne. Une première sélection m’a confirmé que j’étais admis et que je pouvais intégrer le groupe d’étudiants retenus, tandis qu’une deuxième sélection, sur place, où chaque candidat devait diriger un extrait imposé, m’a permis de participer activement à ce stage, qui s’est avéré très intéressant et formateur.
Je n’ai pas du tout regretté ce choix, surtout ayant appris par la suite que Leonard Bernstein, déjà malade – il est décédé l’année suivante – ne s’était présenté qu’une seule fois devant les étudiants, juste pour faire un peu « son show », et que la quasi-totalité des cours étaient assurés par le premier violon solo de l’Orchestre de Boston.
J’imagine que, si j’avais fait le choix d’aller aux États-Unis pour rencontrer le « géant » – que je connaissais moins bien à l’époque – j’aurais été bien déçu de retrouver un homme qui avait été une grande figure, mais qui se trouvait, hélas, à la fin de son parcours, sans pouvoir donner ce qu’il avait donné auparavant. Je garde ainsi une image très positive de ce merveilleux artiste musicien, de celui que j’ai pu connaître par mes lectures et des émissions de radio et de télévision, par ses compositions, ses écrits, ses films de concert et divers reportages, sans l’avoir jamais rencontré.
Je suis surpris et ému d’avoir eu tellement de choses en commun avec lui, comme dit plus haut, à ma modeste échelle, mais tout de même engagé et investi dans mon métier de musicien, aussi complet que possible, aussi universel et ouvert que ma nature me permet de l’être.
Je n’ai eu que très rarement l’occasion d’interpréter des œuvres du compositeur Leonard Bernstein. J’ai seulement accompagné en concert, au piano, des airs et des duos de ses comédies musicales West Side Story et Candide, mais je n’ai jamais dirigé ses œuvres chorales ou symphoniques, qui sont en général d’une grande difficulté.
Heureusement, je vais avoir l’occasion – et la chance – de diriger, au début du mois de juillet 2025, un extrait de son œuvre : la « Bénédiction », dernier mouvement de son Concert for orchestra, initialement intitulé Jubilee Games. Je connais depuis longtemps cette œuvre ultime de la production de Bernstein, ayant acheté un album qu’il a enregistré pour Deutsche Grammophon, la célèbre maison d’édition discographique.
Tout comme d’autres extraits de sa production inspirés de sa culture juive, cette œuvre, dédiée à l’Orchestre Philharmonique d’Israël et enregistrée en 1989, année précédant la disparition du compositeur, utilise l’hébreu comme langue chantée. Le 4e et dernier mouvement de l’œuvre se termine, après une longue introduction instrumentale, avec le texte de la prière de bénédiction du Grand Prêtre de Jérusalem chanté par une voix de basse et accompagné par l’orchestre avec une grande douceur.
Le chœur Les Polyphonies Hébraïques de Strasbourg, que j’ai créé et que je dirige depuis 1996, a été invité à participer au début du mois de juillet 2025 au Festival européen des Chorales Juives, qui se tient cette année à Paris. Pour l’occasion – comme ce fut aussi le cas lors des précédentes éditions de ce même festival, auquel nous avons été invités à participer déjà à 4 reprises – un thème fil conducteur a été choisi pour l’ensemble des chœurs participants. Cette année-ci il s’agit de « La paix ». Ainsi, le mot chalom doit idéalement être présent dans les chants proposés par chaque ensemble choral. En regardant dans le répertoire de notre chœur, je n’ai pas eu de mal à trouver des chants évoquant ce thème. Mais je tenais à inclure également quelques chants nouveaux pour les apprendre à nos choristes et continuer à élargir notre répertoire. C’est ainsi que m’est venu à l’esprit, en plus d’un chant argentin de mon enfance que j’ai arrangé spécialement pour l’occasion, l’idée de réaliser un arrangement du 4e mouvement de l’œuvre ultime de Bernstein, profitant du solo final de basse, qui se termine par le mot chalom. Mais que faire de la longue partie d’orchestre qui le précède ?
En écoutant l’extrait sur mon CD à des nombreuses reprises, le projet d’arrangement s’est peu à peu précisé : faire chanter l’introduction instrumentale à un groupe de solistes, avec une brève intervention de la masse chorale, puis insérer les deux passages à caractère plus chambriste en les faisant jouer un piano. Le final, le solo de basse, serait également accompagné par le tutti choral se substituant aux cordes de l’orchestre, et le piano interviendrait comme support général pour l’intégralité de l’extrait, dont la durée est de cinq minutes et demi. Les cinq solistes de notre ensemble ont ainsi accueilli avec enthousiasme ma proposition d’apprendre et de chanter cette nouvelle pièce à Paris. Pour les autres membres du chœur, qui n’apprendront la nouvelle que vers la mi-mars, après un concert que nous préparons actuellement, ce sera une surprise !
[1] Mot yiddish à caractère péjoratif, faisant allusion au musicien populaire, sans formation académique, presque un mendiant, comme ceux qui allaient de village en village en Europe de l’Est, cherchant à travailler pour peu de chose en échange. Depuis quelques décennies le mot désigne le style musical issu de ce courant culturel, qui a acquis, comme bien d’autres musiques populaires, ses lettres de noblesse en intégrant peu à peu les scènes de concert et une partie du répertoire de tradition classique.